Rédigé par : Jean-Luc Morel, Œnologue et Historien des Vins
Au cœur des montagnes du Zagros, il y a plus de sept mille ans, une jarre d’argile recevait par hasard le premier jus de raisin fermenté. Cette découverte fortuite, attestée par l’archéologie sur le site de Hajji Firuz Tepe , marque les prémices d’une histoire viticole iranienne aussi riche que méconnue. Terre de paradoxes, l’Iran, où la production de vin est aujourd’hui prohibée, fut jadis le berceau d’un nectar légendaire célébré par ses poètes et conquérants. Des fastes des empires perses aux caves clandestines contemporaines, le vin persan n’a jamais cessé de couler, porteur d’une culture et d’une identité résiliente. Cet article vous propose un voyage à travers les millénaires, à la redécouverte d’un patrimoine œnologique qui refuse de s’éteindre.
🏺 Les racines antiques du vin persan
L’histoire viticole en Iran plonge ses racines dans la plus haute antiquité. Les preuves archéologiques sont formelles : les résidus de tartrique acid retrouvés dans des poteries néolithiques sur le site de Hajji Firuz Tepe attestent d’une vinification en Iran il y a plus de 7 000 ans. À cette époque, les artisans ajoutaient déjà de la résine de térébinthe pour stabiliser et préserver le breuvage. Bien plus tard, sous l’empire achéménide (550-330 av. J.-C.), le vin devint un élément central du pouvoir et des rituels de cour. Les bas-reliefs de Persépolis en témoignent, montrant des dignitaires arméniens offrant du vin à l’empereur Darius. Dans la tradition zoroastrienne, le vin revêtait une dimension sacrée, symbolisant l’essence du feu et de la lumière.
✍️ L’âge d’or et les poètes de Chiraz
Malgré l’avènement de l’Islam, la tradition du vin en Iran n’a jamais disparu. Elle a su se perpétuer, notamment grâce à la poésie mystique. Du XIe au XIVe siècle, des auteurs immortels comme Omar Khayyam, Hafez et Saadi ont élevé le vin de Chiraz au rang de mythe dans leurs œuvres. Pour eux, la coupe de vin n’était pas seulement une boisson enivrante ; elle devenait un symbole de liberté spirituelle, une protestation contre l’hypocrisie et un moyen d’accéder à la vérité divine. C’est à cette époque que la ville de Chiraz a forgé sa réputation de produire « le meilleur vin du monde », une renommée qui a traversé les siècles et les frontières.
🗺️ Géographie et caractéristiques des vins iraniens
Les régions viticoles en Iran étaient principalement concentrées dans des zones au climat favorable. Les plus grandes régions productrices étaient Qazvin, Orumiyeh et Shiraz . Le climat continental semi-aride de Chiraz, avec ses hivers pluvieux et ses étés torrides, était particulièrement propice. Les voyageurs européens des XVIIe et XVIIIe siècles ont laissé des descriptions précieuses de ces vins. Ils décrivaient majoritairement des vins blancs de Shiraz, existant en deux styles : des vins secs à boire jeunes et des vins doux, destinés à la garde, qui développaient avec l’âge un bouquet remarquable évoquant le vieux xérès. Il est crucial de dissiper une confusion courante : le célèbre cépage Syrah (ou Shiraz) australien n’a aucun lien génétique établi avec la ville iranienne de Shiraz.
🔄 Rupture et renaissance : la viticulture iranienne aujourd’hui
La révolution islamique de 1979 a constitué une rupture tragique pour le viticulteur en Iran. L’interdiction de la production et de la consommation d’alcool a entraîné la fermeture des près de 300 domaines viticoles que comptait le pays et l’arrachage de vastes superficies de vignes. Pourtant, la culture du vin n’a pas été anéantie pour autant. Elle survit sous plusieurs formes :
- Production clandestine : De nombreux Iraniens, comme Hootan ou Hossein Zangeneh, continuent de produire du vin artisanalement chez eux, au péril de leur liberté, risquant des peines sévères comme la flagellation.
- Droits des minorités : Les communautés religieuses non-musulmanes, comme les chrétiens arméniens, sont légalement autorisées à produire du vin pour leurs besoins sacramentels, notamment autour d’Orumiyeh et d’Ispahan.
- Renaissance en diaspora : À l’image de Masrour Makaremi, un Iranien exilé en Dordogne, des passionnées font renaître le vin perse hors de leur pays. Son projet, Cyrhus, utilise des amphores pour créer un vin dans la plus pure tradition, un acte qu’il considère comme une forme de résistance culturelle.
🏆 Marques et projets emblématiques du vin iranien contemporain
Bien que l’industrie soit absente d’Iran, plusieurs noms portent aujourd’hui l’héritage des vins iraniens :
| Nom / Projet | Type / Localisation | Caractéristiques principales |
|---|---|---|
| Cyrhus | Vin de domaine (Dordogne, France) | Projet de renaissance ; Syrah élevée en amphores ; hommage à la culture perse. |
| Vins d’Orumiyeh | Production locale (Iran, région d’Orumiyeh) | Vins rouges pétillants et doux ; traditionnellement produits par la communauté arménienne. |
| Vins d’Ispahan | Production locale (Iran, région d’Esfahan) | Vins rouges ; autre centre de production historique par les minorités religieuses. |
| Vins de Qazvin | Production locale (Iran, région de Qazvin) | L’une des plus grandes régions productrices historiques. |
| Shiraz Wine (historique) | Appellation historique (Iran, région de Fars) | Vin blanc de renommée mondiale jusqu’au XXe siècle ; plus produit légalement. |
| Vin de Khollar | Dénomination historique (Village près de Shiraz) | Considéré comme le véritable vin de Shiraz de qualité supérieure à l’époque pré-moderne. |
🍇 Perspectives d’avenir pour les vins iraniens
Alors que l’Iran contemporain semble tourner le dos à son héritage viticole, les perspectives d’avenir restent néanmoins ouvertes. L’immense popularité des poètes comme Hafez, qui célèbrent le vin, entretient dans la population un lien affectif et culturel avec ce symbole de liberté et de joie de vivre. La production clandestine, bien que risquée, démontre une demande réelle et une résilience culturelle profonde. Parallèlement, des projets comme Cyrhus en France gardent vivante la flamme de ce patrimoine et incarnent un espoir de renaissance future. Masrour Makaremi exprime cet espoir avec ferveur : « Je suis né à Chiraz et, un jour, j’aimerais que ce vin-là retourne en Iran. C’est ça, l’objectif… C’est replanter une vigne à Chiraz ». Le vin perse, finalement, est bien plus qu’une simple boisson ; il est devenu un puissant symbole d’identité et de résistance, attendant le moment propice pour renaître au grand jour dans son berceau historique.
Le destin du vin iranien est le récit fascinant d’une tradition plusieurs fois millénaire qui a su traverser les empires, les révolutions et les interdits. Des premières jarres du Néolithique aux vers immortels des poètes de Chiraz, des caves clandestines de Téhéran aux amphores de Dordogne, ce patrimoine œnologique n’a jamais été effacé. Il demeure une part vivante, bien que souterraine, de l’identité culturelle persane. L’histoire nous montre que les civilisations peuvent être éphémères, mais que les saveurs et les symboles qui les incarnent possèdent une endurance remarquable. L’avenir nous dira si les vins de Chiraz, de Qazvin et d’Orumiyeh retrouveront un jour leur place légitime sur la scène viticole mondiale, non plus comme des vestiges archéologiques ou des produits de la résistance, mais comme les ambassadeurs renouvelés d’une culture de l’Iran riche et complexe. En attendant, chaque bouteille de Cyrhus produite en exil, chaque vers de Hafez récité, et chaque vin maison fermenté en secret, rappelle au monde que l’on ne peut pas tuer une culture. L’essence du vin persan, à l’image des phénix, est de renaître de ses cendres.
